vendredi 30 octobre 2009

Un enfant dans la rue.


Je voudrais aujourd'hui évoquer ce que je considère comme un échec personnel. Lorsque j'étais directeur du CCF de Iasi, j'avais pour habitude de faire le soir des achats dans un magasin du centre-ville et je rencontrais ainsi régulièrement un enfant qui mendiait. Le voyant chaque jour ou presque, j'avais entamé un contact avec lui. Je lui parlais en même temps que je lui achetais de quoi manger. Et puis, un jour, il m'a montré où il dormait. C'était sur un paillasson devant la porte d'un particulier au second étage d'un immeuble. Il avait l'autorisation d'y dormir à condition d'être parti le matin avant que les occupants de l'appartement ne sortent pour aller travailler. Je me demandais souvent alors : comment peut-on dormir en sachant qu'un enfant passe la nuit sur le paillasson?
De mon côté, je faisais chaque jour un peu plus connaissance avec Georghita. Il avait huit ans, il était évidemment analphabète, mais il me semblait un enfant intelligent, éveillé, courageux. Un jour, lassé de le trouver dans cette posture de mendiant, je décidai de m'occuper de lui plus sérieusement. Le problème, me semblait-il, était de lui faire retrouver le chemin de l'école. C'est ainsi que j'ai appris qu'en fait il s'était sauvé de ce qu'on appelle en Roumanie une « Casa de copii », c'est-à-dire orphelinat. Ses parents étaient morts et il avait un frère et trois sœurs (deux d'entre elles ont été par la suite adoptées en Italie). J'ai donc pris contact avec les autorités locales qui avaient pour charge les enfants de la rue. D'abord on m'a dit qu'il était hors de question de l'accepter à l'école, vu qu'il était en haillons. J'ai habillé et lavé cet enfant, puis je l'ai à nouveau représenté. On m'a répondu qu'il était malade mental et qu'on ne pouvait pas le mettre en contact avec d'autres enfants. Je suis allé voir le psychiatre le plus renommé de l'hôpital Socola à Iasi, qui a trouvé l'enfant tout-à-fait normal et qui m'a donné des certificats médicaux. J'ai donc eu un entretien avec les responsables de l'enfance malheureuse à Iasi, très fâchés de mon entêtement. Ils m'ont demandé ce qui motivait mon attirance pour Gheorgita. J'ai dit que simplement j'avais essayé de l'aider et de lui trouver une école. De plus en plus suspicieux, mes interlocuteurs voulaient me faire dire que j'avais plus que de la compassion pour cet enfant. Sans cesse revenait cette question : « Pourquoi vous intéressez-vous à cet enfant? » Et jamais ils ne proposaient une solution pour l'enfant lui-même. Il disait qu'à huit ans il était « irrécupérable » et que d'ailleurs son père avait fait de la prison.
J'ai pris l'enfant chez moi quelques temps. Et un jour un enfant plus jeune est venu me remercier parce que c'est lui qui avait hérité du paillasson libéré par Gheorghita. En même temps, je recevais des coups de téléphone anonymes du style : « Nous pouvons vous proposer des enfants plus dépravés... » Un jour, un médecin est venu me voir au Centre Culturel et il m'a proposé de me soigner, parce qu'il avait su que je m'étais rendu à l'hôpital psychiatrique. Nous avions décidé d'offrir à une association qui s'occupait des enfants des rues les jouets que nous avions en trop au CCF et cette association ne se manifestait pas. J'ai donc pris plusieurs cartons pour leur apporter. A ma grande surprise, les jouets furent refusés. J'en demandai la raison et, après bien des tergiversations, je compris qu'ils ne pouvaient pas accepter les cadeaux venant d'un pédophile. Oui, le mot était lâché. Toute cette période était vraiment pénible. Je ne pouvais attaquer parce que, bien sûr, personne n'avait écrit cela dans un journal. Je demandais alors qu'on accuse officiellement et personne ne le faisait. Certains m'expliquaient que de toute façon il ne m'arriverait rien puisque j'étais soutenu par l'ambassade de France. Avant nous nous amusions souvent ensemble, tant j'appréciais la spontanéité et la jovialité de Gheorghita. Désormais je n'osais même plus un geste de tendresse vers lui, tant j'avais peur que cela soit mal interprété.
Après bien des péripéties, bien des fugues de l'enfant qui n'avait plus confiance dans les adultes, il fut repris par la Casa de Copii. Ensuite, je fus nommé à Kiev. Ce qui était alors un échec relatif, devint un échec total pour moi. J'appris que Gheoghita était en prison pour quelques larcins mineurs. Depuis lors, il y est retourné plusieurs fois pour les mêmes raisons. Il y était encore quand j'ai quitté Iasi il y a un an. Bien sûr, je suis coupable de naïveté dans cette affaire. Peut-être ai-je été présomptueux. Peut-être n'ai-je pas su m'y prendre avec les autorités locales, mais je demeure convaincu que cet enfant était « récupérable ».

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