vendredi 2 octobre 2009

Un petit tour dans le Caucase


C'était en 1999. Nous avions préparé une longue tournée avec la pièce LES GROS CHAGRINS, que je jouais avec Roxane Borgna et Mihai Fusu. Après Saint-Pétersbourg et Moscou, nous sommes arrivés à Bakou où la représentation s'est bien déroulée. Ensuite, nous devions aller en Arménie. Or, l'Azerbaïdjan et l'Arménie sont en guerre à cause du conflit du Haut-Karabakh, territoire qui est revendiqué par les deux pays. Il nous était donc impossible de passer directement en Arménie et il fallait transiter par la Géorgie. Nous avons pris un train-couchette pour Tbilissi et nous devions prendre un autre train pour Erevan. Mais la gare de Tbilissi se trouvait sans électricité et éclairée de bougies. L'image de cette gare fantôme avec quelques flammes vacillantes dans un coin était d'une grande beauté, on aurait dit une basilique. Mais le train n'était évidemment pas en mesure de circuler. On nous envoya à la gare routière qui se trouvait de l'autre côté de la ville et on pouvait trouver un bus faisant le parcours. Malheureusement, le bus était sans pneumatiques; il reposait sur quatre grosses pierres et il était certain qu'il était pour un bon moment immobilisé. Nous étions harcelés par des chauffeurs de taxi qui nous promettaient de nous emmener sans problème en Géorgie, alors que nous savions qu'ils ne pouvaient pas franchir la frontière et qu'ils nous abandonneraient vraisemblablement en pleine montagne. Finalement, la chance voulut que nous trouvions un vieux mini-bus qui faisait le parcours. Dans ce mini-bus, se trouvaient des gens qui faisaient le trajet pour vendre ou pour acheter des tas de choses et qui alimentaient aussi un trafic de contrebande. Ainsi notre voisine avait deux grands sacs apparemment remplis d'oranges, mais en réalité, sous la couche d'oranges, se trouvaient des dizaines de cartouches de cigarettes, ce qui nous valut des heures d'attente à la douane géorgienne en face d'une immense photo d'un Staline en général en chef. Finalement, elle négocia avec les douaniers qui lui laissèrent une bonne partie de sa marchandise.
Nous avons eu bien le temps de sympathiser avec cette dizaine de voyageurs qui étaient aussi intrigués par notre présence sur ces routes cahoteuses et nous avons expliqué que nous étions en tournée dans cette région du monde. Pour rattraper le temps perdu, le chauffeur prit tous les risques dans la descente (il coupait le moteur pour économiser du carburant) et nous sommes arrivés à Erevan aux petites heures du matin. Nous avons été logés à l'ambassade de France dans des chambres aussi spacieuses que superbes et l'après-midi même nous avons joué notre spectacle. Au moment du salut, à notre plus grande surprise, nous avons vu venir les passagers du mini-bus avec des fleurs. Ils n'avaient rien compris à notre spectacle qui était en français, mais ils avaient tenu à être là. C'est pour moi un de mes plus beaux souvenirs de tournée.
Le lendemain, nous étions invités à déjeuner avec l'ambassadeur. Il avait été en poste auparavant en Australie et il en avait la nostalgie. Il ne trouvait pas le Caucase cocasse.
- "Vous savez, nous dit-il, ici, en Arménie, il y a toujours quelque chose à voir... Bien sûr, c'est un petit pays... C'est fatiguant... En Australie, vous pouvez faire des milliers de kilomètres et vous ne voyez jamais rien. Et quand je dis rien, c'est vraiment rien. Moi, le rien me fascine; il m'entre dans la peau." Et sa femme ajouta, pour lui donner raison : "Oui, moi, je montais même sur la capot de la voiture, je scrutais l'horizon, mais il n'y avait jamais rien à voir." Nous aurions volontiers partagé cette fascination du rien avec notre hôte, mais il fallait penser à la Turquie, notre étape suivante. Qu'il est difficile de philosopher en tournée! Les douaniers turcs me demandèrent si j'avais quelque chose à déclarer.
- "Rien. Absolument rien." Cette rencontre brutale avec le rien m'avait néanmoins marqué.

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