samedi 24 janvier 2009



Le temps des statues cachées

Le 18 décembre dernier, la dernière statue équestre du général Franco encore installée sur un espace municipal espagnol a été retirée jeudi d'une place de Santander. Je pense qu'on aurait pu enlever le dictateur et laisser le cheval qui n'a aucune responsabilité dans les crimes de son cavalier. En revanche, le juge Baltasar Garzon a abandonné son enquête sur les atrocités commises par le régime franquiste pendant la guerre civile espagnole de 1936 à 1939 et après sa victoire, tout en renvoyant le dossier vers les juridictions locales. Enlever une statue ne dérange qu'un grutier; mener une enquête dérange davantage.
Les sculpteurs qui étaient les peintres officiels en trois dimensions des différents régimes sont aujourd'hui peu sollicités pour figer l'attitude altière d'un chef d'état. Encore que je suis persuadé qu'il ne faudrait pas pousser beaucoup Sarkozy pour le retrouver le front haut sur un pur-sang européen taillé dans le marbre ou coulé dans le bronze.
Et puis, contrairement aux tableaux, bien à l'abri dans les musées, les statues ont l'inconvénient d'être exposées aux intempéries et surtout aux crottes des pigeons. Souvent le célèbre cavalier ou piéton (mais reconnaissons qu'à cheval, on a tous plus de "gueule", surtout sur un cheval qui ne bouge pas) domine la grande place de la ville de son air fier et arrogant. Et voilà qu'un volatile insolent se pose sur la tête illustre, se gratte et vaque à ses occupations. Le pigeon qui passe et qui apporte sa déjection blanchâtre sur la pierre polie est vraiment l'ennemi du statuaire, du héros national et des nettoyeurs municipaux. Alors, les autorités cherchent des produits qui les éloignent, mais avec la première pluie ces répulsifs perdent toute leur efficacité. J'ai vu en Crimée, en bord de mer, un Christ sur sa croix immense et hérissée de clous. Ainsi les mouettes, qui se posaient malgré tout sur ce perchoir, se blessaient et laissaient des taches rougeâtres, plus nobles et plus appropriées avec l'objet du culte. Le sang est tout aussi difficile à nettoyer que les fientes, mais il est bien plus noble.
Mais ma plus belle histoire de statues, je l'ai vécue à Iasi. Je visitais le Palais de la Culture un dimanche après-midi en ce mois de décembre 1995. Il y avait peu de monde dans cet immense musée. Après avoir admiré les collections permanentes et les expositions du moment, j'ouvrais une porte par curiosité et je descendais un escalier de pierre. Et dans une salle monumentale, m'apparut une exposition étonnante. Pas de statue équestre, mais des bustes énormes de Marx, Lenine, Staline et Ceaucescu. Tous les quatre mesuraient plusieurs mètres de haut et étaient rassemblés sur des socles en bois. Je me souviens que Ceaucescu était en bronze, les autres en pierre. Je suis resté quelques minutes, figé par l'étonnement. Il y avait de quoi être impressionné par la taille de tous ces personnages. Il n'y avait pas d'autres statues et on pouvait croire à une réunion de famille à l'heure du thé un dimanche après-midi. Et brusquement, quatre gardiens essouflés sont apparus. Ils m'ont saisi avec une réelle détermination et m'ont demandé, très inquiets, ce que je faisais là. J'ai dit que j'ai ouvert une porte et que je pensais que la visite continuait au sous-sol. Est arrivé alors un chef, peut-être le directeur ou le directeur-adjoint puisque nous étions dimanche. Il était au bord de la crise de nerf et il voulait prévenir la police. J'ai dit que je n'avais pas l'intention de voler des sculptures qui pesaient au moins quelques dizaines de tonnes. Mais il est clair que j'avais VU, et c'était là tout mon crime. La police a effectivement été prévenue. Il a fallu que Georges Diener, mon prédécesseur au Centre Culturel Français, témoigne que j'étais réellement un Français invité à faire une mise en scène au Théâtre Luceafarul, pour que les choses se calment un peu.
Je me souviens avoir visité le musée du Réalisme-Socialiste à quelques kilomètres de Budapest, où toutes les oeuvres gigantesques de cette époque sont rassemblées. Là-bas, le projet est de montrer, d'analyser, de mettre sous les yeux du public, voire de tirer les leçons du passé. Alors pourquoi à Iasi, en 1995, fallait-il faire comme si tout cela n'avait jamais existé? Je reviens à ma première idée. Il faudrait, au centre de chaque ville, une statue de cheval sans cavalier. Le cheval vivant est désormais chassé des villes. Qu'on permette au moins aux enfants des écoles de savoir à quoi ressemble ce quadrupède que les hommes ont tellement utilisé et exploité.

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