vendredi 9 avril 2010

Kichinev 1903


Le plus « célèbre » pogrom de l’empire russe eut lieu en 1903, à Kichinev, à l’époque capitale de la Bessarabie (aujourd’hui de la République de Moldavie). Kichinev, où 50 000 Juifs et 60 000 Chrétiens vivaient côte à côte. Peu avant Pâques, le "Bessarabien", le journal principal de la communauté chrétienne, accusa ouvertement la population juive d’avoir assassiné un garçon chrétien afin d’utiliser son sang dans le rituel de la Pâque juive. Les 6 et 7 avril 1903, le pogrom eut lieu dans une atmosphère hystérique. Une cinquantaine de personnes de la communauté juive sont tuées, des centaines sont blessées, sans parler des innombrables viols et des 700 maisons démolies. Ce qui est certain, c'est que ni la police, ni l'armée ne sont intervenues pour stopper les émeutiers avant le troisième jour. Le New York Times du 28 avril 1903 décrit ainsi les faits : «Les émeutes anti-juives de Kichinev sont pires que ce que le censeur autorisera de publier. Il y a eu un plan bien préparé pour le massacre général des Juifs le jour suivant la Pâques russe. La foule était conduite par des prêtres, et le cri général, "Tuons les Juifs", s'élevait dans toute la ville. Les Juifs furent pris totalement par surprise et furent massacrés comme des moutons. Les scènes d'horreur pendant le massacre sont indescriptibles. Les bébés furent littéralement déchiquetés par la foule frénétique et assoiffée de sang. La police locale ne fit aucune tentative pour arrêter le règne de la terreur. Au coucher du soleil, des piles de cadavres et de blessés jonchaient les rues. Ceux qui purent échapper au massacre se sont sauvés, et la ville est maintenant pratiquement vidée de ses Juifs". Le pogrom de Kichinev suscita une vive indignation dans l’opinion publique occidentale, excepté auprès de l’ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, l’ancien ministre français des Affaires Etrangères Maurice Bompard, qui écrivit dans un rapport en août 1903 : « Je passe sous silence les troubles du genre de ceux de Kishinev, parce qu’ils sont, pour ainsi dire, le contrecoup des troubles agraires. La population juive est une pépinière de nihilistes et d’agitateurs. ». Il fallait, selon une expression couramment utilisée par la police de l’époque, «noyer la révolution dans le sang juif ». Le poète Haïm Nahman Bialik est envoyé d'Odessa pour recueillir les témoignages des survivants. Il est bouleversé et il écrit le poème "Dans la ville du massacre".
C'est à partir de ces éléments que le comédien Zohar Wexler réalise son spectacle : "J'ai donc fait ce voyage. Je suis allé à Chisinau, chercher les traces du poème dans la ville d'aujourd'hui. Je suis allé chercher dans les archives les photos et les livres pour comprendre ce qui a inspiré Bialik. Ce poème me proposait également un voyage plus intime, vers mes origines. Mes grands-parents venaient de Kichinev. J'ai cherché ce qui restait de la mémoire familiale, cent sept ans plus tard. Pendant les deux jours du pogrom, mon arrière-grand-père, mon arrière-grand-mère et leurs enfants étaient cachés dans l'arrière-salle d'une taverne tenue par une femme arménienne. Les pogromistes se soûlaient avant d'aller massacrer, violer et voler les Juifs, alors que seize personnes de ma famille, dont un bébé, se trouvaient cachées derrière la porte..."
Et nous sommes conviés à un moment rare. Zohar Wexler ne joue pas. Il passe parmi nous et nous parle tout simplement. La première partie est réellement la relation de ce comédien magnifique avec son passé retrouvé. Ce n'est déjà plus un spectacle, mais une vraie rencontre à la fois pédagogique, historique et émouvante; le tout illustré de photos et de bouts de films. Il lui arrive de buter parfois sur un mot, mais cela n'a aucune importance, tant il installe une émotion, une intensité, une dignité qui nous étreignent. Ensuite, il dit avec une grande sobriété le texte de Haïm Nahman Bialik. Au début, on ne voit d'ailleurs que son ombre. Mais sa voix est d'une telle portée émotionnelle que nous sommes tout de suite transportés à Kichinev, comme nous y invite le poète:
Il te faut t'égarer au milieu des décombres,
Parmi les murs béants, leurs portes convulsées,
Parmi les poêles défoncés, les moitiés de chambres,
Les pierres noires dénudées, les briques à demi brûlées
Où la hache, le feu, le fer, sauvagement
Ont dansé hier en cadence à leurs noces de sang.
Et rampe parmi les greniers, parmi les toitures crevées,
Regarde bien, regarde à travers chaque brèche d'ombre
Car ce sont là des plaies vives, ouvertes, sombres
Et qui n'attendent plus du monde guérison...

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