vendredi 19 février 2010

«A quoi bon des poètes en temps de détresse?»


Cette parole du poète Hölderlin figure dans une strophe de l’élégie Pain et vin, composée vers la fin de l’année 1800. Il ne s'agit pas ici de consolation, de soulagement, de réconfort, ni même de solidarité. C'est Rimbaud qui nous donne la clef : «Je veux être poète, et je travaille à me rendre voyant.» Il y a indiscutablement un don de voyance, de prémonition chez les créateurs. Peint au printemps 1914 par Giorgio de Chirico en hommage à son ami, le poète Guillaume Apollinaire, un tableau a changé de titre. A l'origine, il s'intitulait "l'homme cible". Mais on l'appelle aujourd'hui portrait prémonitoire de Guillaume Apollinaire. De Chirico a peint un demi cercle blanc qui rappelle ceux que l'on voit sur les silhouettes découpées servant de cible dans les stands de tir. Deux ans plus tard, Apollinaire se retrouve sur les champs de bataille où, comme tant d'autres il va servir de cible à l'armée ennemie. Et en mars 1916, Apollinaire est blessé par un éclat d'obus dans la tempe gauche, exactement à l'endroit où Chirico avait peint le demi cercle blanc!
Quant à Victor Brauner, il avait «prévu» la perte de son oeil. En effet, il s'est représenté énucléé bien des années avant de perdre réellement son oeil lors d'une rixe entre deux autres peintres : « J’aperçus mon visage ensanglanté dont l’oeil gauche n’était plus qu’une énorme plaie. A cet instant même, je fis l’association avec mon portrait, peint sept ans plus tôt, et dans cette confusion de la pensée, la ressemblance de la plaie m'éveilla à la réalité, me fixant à jamais cette image qui s’amplifia en moi. Je ne voyais plus rien, couché dans l’ambulance, le sang couvrait mon oeil droit. D’ailleurs, au moment de l’opération, je n’ai parlé que de mon portrait au Docteur G et à mes amis qui m’accompagnèrent. Il leur confirma que l’oeil était perdu. Je le savais.
Comme Giacometti savait, lui, obsédé par le mouvement de la marche, qu’il serait un jour happé par une voiture et contraint à une claudication définitive.”
Plus près de nous dans le temps, le peintre Mallorquin Miquel Barcelo peint en 2002 La Grande Vague. «Les vagues de Monet, nombreuses, travaillent à déchiqueter la roche. La vague de Barcelo, unique et anéantissante, est sur le point de tout engloutir.» (Pierre Péju) C'est d'autant plus impressionnant que cet artiste a dans le même temps répété cette vague lors de ses travaux dans la chapelle San Pere de Palma. Le tsunami du 26 décembre 2004 a fait plus de 200 000 morts en Asie du sud.
Le 16 mai 2005 un avion de touristes, de retour d’un voyage à Panama, s’écrasa dans les marécages de Maracaïbo, au Venezuela, drame tragique qui ne laissa aucun survivant parmi ces familles, hommes, femmes, enfants de Martinique. René Hénane fait le lien entre cette catastrophe aérienne et le poème d'Aimé Césaire Inventaire des cayes, écrit en 1960 :
beaux
beaux
Caraïbos
quelle volière
quels oiseaux
cadavres de bêtes
cadavres d’oiseaux
autour du marécage
moins beau que le marécage
moins beau que le Maracaïbo
Mais que dire du poète haïtien Frankétienne qui répétait le 12 janvier dernier à Port-au-Prince une pièce intitulée «Le Piège»?
B – Il fait obscurément noir ! Il n’y a pas de lumière ! Il n’y a que ténèbres !
A – Intenses battements du gouffre quand l’abîme nous avale.
B – Épouvante et panique!
A – Corps meurtris ! Corps défigurés ! Corps broyés !
B – Corps torturés ! Corps dépecés ! Corps laminés !
A – La douleur bouge dans nos entrailles en une brulante zinglinderie de tessons, de mitrailles et de ferrailles.
B – Mais il n’y a aucune lumière. Aucune clarté. Même pas la fausse blancheur d’une ombre.
A – La planète titube. La planète trébuche. La planète vacille. La planète oscille. La planète vire et chavire en tressaillements de frayeur et déraillements de terreur. Pas de lumière. Aucune lueur dans l’effondrement des villes, des bidonvilles, des palais et des châteaux en hécatombe cacophonique.
A et B – C’est la gangrène dans l’opéra ! Le macabre opéra des rats !
C'est alors que le tremblement de terre a mis à terre sa maison et ses projets théâtraux dans le même temps. Il est néanmoins sorti vivant dans la rue et les habitants du quartier Delmas se sont écriés : Le poète est vivant! Le poète est vivant!

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