jeudi 3 juin 2010

Lettre du haut fonctionnaire au théâtre à un directeur de troupe


Monsieur le Directeur,
Vous avez sollicité du Ministère de la Culture une subvention pour la création de la pièce d'Anton Tchékov : «Les Trois Sœurs». Je vous félicite de votre choix. Cet auteur russe présente tous les critères de haut niveau et cette exigence d'excellence que nous n'avons de cesse que nous les imposions sur les scènes françaises. Par ailleurs, nous pouvons convenir que vos spectacles précédents ont laissé une plutôt bonne impression dans les cœurs, dans les esprits et globalement dans la presse. Nous suivons votre travail avec constance et intérêt.
Pourtant, il faut considérer la situation actuelle sur un plan plus général. La crise qui frappe tous les gouvernements européens nous oblige à reconsidérer nos choix, à faire des coupes sombres dans les projets les plus ambitieux. Aujourd'hui, il faut faire de l'Economie et des économies. Comme vous le savez, notre pays doit investir dans l'achat d'un nouvel avion pour notre président de la République (plus confortable et plus digne de sa fonction). La France a également la chance d'avoir été choisi pour accueillir le championnat européen de football. C'est une grande fierté pour nous tous, mais aussi une facture de un milliard sept cents millions d'euros. De plus, le premier ministre nous a demandé de participer financièrement au défilé du 14 juillet et au Tour de France cycliste, car il considère que ce sont de grands spectacles édifiants pour notre population. Si vous aviez choisi de vous inscrire dans le domaine du Nouveau Cirque ou de la Musique Ancienne, il nous resterait encore quelques moyens pour vous aider et vous encourager. Mais le théâtre est victime d'un trop grand nombre de comédiens, de metteurs en scène, d'auteurs ET SURTOUT DE TROUPES. Songez que dans votre seul département, nous avons pu identifier quelques 60 compagnies (alors qu'il faut souvent chercher longtemps avant de trouver un boulanger) ; c'est assez dire que nous nous trouvons devant un dilemme, un déchirement. Dans une telle période de crise, il est important que le Ministère de la culture, comme celui de l'Education Nationale et celui de la Santé, donne le bon exemple. Nos trois ministères ont été par le passé excessivement budgétivores. Monsieur Jack Lang, dont nous aimons par ailleurs la bonhomie et l'esprit d'ouverture, a pris des mesures que nous payons aujourd'hui un peu trop cher.
Certes, nous ne pouvons que constater que depuis vingt ans, vous avez suscité un bon accueil, généré autour de votre équipe un foisonnement d'événements, attiré un grand nombre de jeunes à vos créations. Encore une fois, nous ne discutons pas cet impact et nous vous remercions de tout cœur. Aussi, nous voulons absolument vous venir en aide. Vous trouverez donc ci-joint une liste de sponsors, de parrains, de bienfaiteurs privés que vous pouvez contacter de notre part. Une troupe dynamique, aujourd'hui, se doit de trouver un ou plusieurs sponsors. Savez-vous qu'au Japon le Théâtre National est le Théâtre Toyota? Il faut savoir prendre à l'étranger les idées qui feront la France de demain. Un sponsor de grande audience et vous serez considéré tout autrement, ne serait-ce qu'ici dans nos bureaux. En effet, le Ministère n'a pas les moyens de déplaire à Danone ou à Carrefour; si vous êtes soutenu par de tels parrains nous devrons nous aligner et nous le ferons avec plaisir.
Cependant, nous voulons déjà faire un geste et vous montrer que nous ne sommes pas indifférents à votre beau projet. Nous souhaitons vivement que vous puissiez monter ce chef-d'œuvre de Tchékov d'une façon ou d'une autre. «Les Trois Sœurs», c'est trop pour le budget dont nous disposons cette année. En relisant le texte russe dans l'édition originale, nos experts estiment qu'avec de légères modifications, on peut tout à fait réaliser «Les Deux Sœurs», ce qui limiterait le nombre de comédiens et faciliterait le montage financier de votre création. Nous tenons à votre disposition l'adaptation qui permettrait de satisfaire à la fois votre amour du théâtre russe et notre vœux de réaliser des économies, qui sauveront le pays de la faillite.
En vous renouvelant nos félicitations pour le travail accompli et nos encouragements pour vos projets, nous vous prions, Monsieur le Directeur, de croire en l'expression de nos sentiments dévoués.

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