vendredi 11 décembre 2009

Visite au monastère


Nous sommes en 1998 et la troupe de Joseph Nadj est invitée pour une tournée en Roumanie. Comme il se doit, le directeur du Centre Culturel Français de Iasi s'occupe des danseurs et organise la visite de la ville. Le monastère de Cetatuia, magnifique bastion, qui surplombe la cité, fait presque systématiquement partie du parcours. Effectivement, c'est un endroit étonnant qui permet, en plus, de découvrir la ville dans toute son étendue. Je connais assez bien le lieu, mais pas assez pour faire le guide touristique. Je cherche donc un moine qui pourrait nous informer sur le passé et l'architecture de cet édifice. L'un d'eux se présente et je me contente de traduire. Au début, tout est normal : «Le monastère de Cetatuia a été bati entre 1669 et 1672 par le prince régnant Gheorghe Duca. Dès le début, l’église du monastère a été entourée d'une muraille de pierre percée de meurtrières. Cette fortification comporte également une grande tour d'entrée et des tours plus petites situées dans les quatre coins de la cour...» Mais peu à peu il me semble que nous dérapons, lui qui parle et donc moi qui traduis. Le guide nous apprend que le monastère a beaucoup souffert, que les Russes sont des porcs et qu'ils ont bafoué le culte à diverses reprises. Ensuite, il s'en prend aux Turcs qui sont venus également déranger le culte et qui sont des porcs également. Il ajoute : «Mais eux au moins, ils ont Allah, tandis que les Russes sont des porcs athés, ce qu'il y a de pire.»
Ensuite, notre doux guide demande d'où nous venons et ce que nous avons comme activités. Quand on lui annonce que ce sont des danseurs, il nous dit avec un doux sourire qu'il y a beaucoup d'artistes qui viennent ici se repentir de leurs métiers. Quant à la France, il reconnaît que c'est un grand et beau pays qui a beaucoup influencé la Roumanie dans le passé. Mais aujourd'hui, il regrette qu'il y ait tant de noirs et d'arabes dans les rues de Paris. Ce ne sont pas des races intéressantes, précise-t-il. Or, il faut savoir que dans la troupe de Joseph Najd, il y avait cette année-là un Marocain et de toute façon beaucoup de danseurs de diverses nationalités. Le ton commence donc à chauffer et je me sens de plus en plus mal à l'aise dans mon rôle d'interprète. Certains artistes font répéter au moine ses propos pour être sûrs d'avoir bien compris. Cela ne s'arrange pas d'autant qu'un autre danseur est hongrois et il en entend de toutes les couleurs. Il est clair qu'il n'aurait pas dû être hongrois. Bref, nous voulons mettre fin à des commentaires aussi subjectifs. Nous prenons congé du guide qui s'offusque parce que la visite n'est pas terminée, qu'il nous reste à voir le musée, mais nous en avions assez entendu et nous continuons notre promenade en silence. Un peu plus tard, notre ami le moine revient avec un gros volume; c'est le livre d'or du monastère et il nous demande, puisque nous sommes des personnes connues, de laisser quelques lignes comme cela se fait généralement. L'un des danseurs prend le livre et se met à écrire; les autres refusent. Je traduis en roumain ces quelques mots : «Dans cet endroit magnifique, nous aurions espéré entendre des paroles de paix et non des appels à la haine à l'encontre des étrangers.» Et le moine sourit en disant : «Tout à fait d'accord, sauf pour les Russes qui sont des porcs.» Nous avons quitté le monastère alors qu'une magnifique mercedes noire aux vitres teintées y entrait avec à l'intérieur un haut dignitaire ecclésiastique.
Alors, évidemment, on peut penser que nous étions tombé sur un moine borné, qui n'avait pas terminé ses études, un égaré du cloître, un agité du bocal monastique, voire un imposteur, mais hélas ces propos ne sont pas si rares. Norman Manea, l'auteur roumain le plus traduit au monde, vient de faire paraître «Les Clowns. Le dictateur et l'artiste» et il a donné récemment un interview au Figaro (le 29 octobre 2009). Il fait cette remarque à propos du prix Nobel décerné à Herta Muller, née en Roumanie, mais écrivain de langue allemande : «Dans une revue littéraire, un journaliste démocrate a écrit que le choix d'une Roumaine d'origine allemande était un malheur relatif à côté de ce qu'aurait été un Nobel roumain d'origine hongroise ou juive.» Il dit aussi qu'avec l'ouverture des dossiers de la Securitate : «On découvre que 80 % des prêtres à qui les gens venaient se confesser étaient des informateurs des services secrets.» Nous avions pu vérifier à Cetatuia que les membres du clergé sont effectivement bien informés.

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