dimanche 2 août 2009

Shakespeare et les paparazzi.


C'était une soirée humanitaire avec le Secrétaire Général de l'ambassade de France venu à Iasi pour la circonstance; il y avait aussi des membres d'associations arrivés spécialement de France. Au programme, repas roumain et danses moldaves. Une soirée sympathique et probablement utile. Mais pourquoi a-t-il fallu qu'un caméraman se permette de filmer en se promenant sur scène, et qui plus est, la cigarette au bec?
Comment peut-on imaginer un tel manque de bon sens et d'éducation? Pour lui, seules les images qu'il volait ainsi, en distillant au nez des artistes la fumée de son mégot, comptaient. Le spectacle lui-même, les gens qui y assistaient ne comptaient pas. Il n'avait bien sûr demandé aucune autorisation préalable, aucune permission, et il n'a pas songé à s'excuser par la suite pour la gêne qu'il a causée. Il est même persuadé qu'il rend un service énorme à la Roumanie. Il est prêt à repartir en Éthiopie ou en Haïti s'il le faut, dans le cadre de l'association GOUJATS SANS FRONTIERE.
Cette pratique de la caméra qui s'infiltre partout, qui se glisse comme faisant partie du spectacle, se généralise au point qu'on peut se demander si les artistes jouent et dansent pour les spectateurs ou pour le caméraman. Combien de fois a-t-il fallu supporter l'irruption d'une équipe de télévision qui sans aucune autorisation venait déranger et perturber un spectacle pour en dérober quelques images... Parfois les spectateurs sont même contraints de changer de place pour continuer à suivre ce qu'il se passe sur scène. Sans gêne vis à vis des artistes à qui on réplique, s'ils se plaignent, qu'on leur fait de la publicité. Sans gêne face à l'œuvre présentée et qui devient un fait divers culturel traité avec un mépris de deux minutes et douze secondes.
Mais le plus grave ne serait-il pas que le spectacle vivant est nié dans son essence et réduit à l'état de cassette. On transforme un plat savoureux en conserve fade. Le spectateur, qui a payé sa place, se demande s'il n'est pas en trop. Mais non, car on a besoin de sa présence, de ses réactions, de ses applaudissements. D'ailleurs, de temps en temps, la caméra se retourne vers le public et démontre ainsi qu'il s'agit bien d'un spectacle «Live» pour la grande satisfaction du téléspectateur. C'est un peu comme si on disait : «Nous avons bien conscience que vous ne voyez pas grand-chose à cause de nos caméras, mais rentrez chez vous, allumez votre téléviseur et vous verrez les artistes comme si vous y étiez». Le spectacle vivant partage alors le sort de l'ours du jardin zoologique. C'est toujours un animal sauvage, mais il aura à manger à 19 heures 45. On retourne la situation initiale. Auparavant, on disait qu'il s'agissait d'un événement et voilà pourquoi était venue la télévision. Désormais, on dit qu'il s'agit d'un événement parce que la télévision est venue.
De fait, aujourd'hui la culture est traitée comme un quelconque fait divers :
・ Monsieur l'avocat, pouvez-nous nous dire quelques mots sur votre client?
・ Monsieur l'entraîneur, pouvez-nous nous dire quelques mots sur votre joueur?
・ Monsieur le metteur en scène, pouvez-nous nous dire quelques mots sur Shakespeare?
Ainsi Shakespeare, Ribéry et le pédophile Dutroux tournent sans fin dans le même aquarium. Je me souviens qu'une fois en France une équipe de télévision s'était invitée à une de mes répétitions. Ils ont donc filmé et fait quelques interviews de façon assez correcte. Mais à la fin, ils sont revenus vers moi, apparemment déçus :
・ Nous avons pris quelques images, mais dans votre répétition, il est seulement question de subtilités du texte. C'est un peu ennuyeux. Ne pouvez-vous pas crier, vous disputer avec un acteur, vous mettre en colère? Merci pour votre compréhension. Mais tout de suite, s'il vous plaît, parce que nous devons partir d'ici quinze minutes : s'ouvre en ville le congrès régional de la boucherie.
Au début du vingtième siècle, Bela Bartok voyageait infatigablement pour recueillir toute sorte de musiques populaires qui déjà se perdaient à cette époque. C'était un travail extraordinaire qu'il raconte dans son livre publié en français sous le titre «Musiques de vie» (ed. Stock, 1981). Une fois, dans le Maramures, en Roumanie, il demanda à quelques paysans de chanter devant son magnétophone un chant de deuil. Les paysans lui ont demandé : «Mais qui est mort?» Et ils ont refusé de chanter un deuil inexistant. Merci pour votre compréhension.

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